"La famille Martin"
- Marine Sch.
- 25 oct. 2020
- 9 min de lecture
En ce moment, je ne vais pas très bien. J'ai un mal de tête qui ne me quitte plus, même la nuit. J'aimerais me reposer, car ce sont les vacances scolaires, mais je n'y arrive pas. Je veux être prête pour la rentrée, c'est-à-dire savoir dans chaque discipline enseignée où je vais aller avec mes élèves : quels objectifs je chercherai à atteindre avec eux au niveau de leurs connaissances et de leurs savoirs-faire. Et je suis perfectionniste, ainsi connaître le but ne me suffit pas. C'est plus fort que moi, j'ai besoin, dès maintenant, de planifier à la minute près chaque séance, qui me permettra de transmettre aux enfants ce que je veux qu'ils acquièrent. Les journées se succèdent alors selon le même schéma : je suis assise à mon bureau et je confectionne, moi-même, les exercices, sur lesquels les CM2 travailleront pour apprendre à conjuguer au futur les verbes irréguliers du 3 ème groupe ou à découvrir les nouvelles inventions, permises par l'exploitation, au XIX ème siècle, d'énergies comme le charbon et le pétrole.
J'organise aussi ma prise de parole, le travail en groupe et la mise en commun. 10 minutes par-ci à l'oral, 15 minutes par-là en individuel à l'écrit. Cela me rassure, mais qu'en sera-t-il dans la pratique ? Suivrons-nous ces plans ? Je sais au fond de moi que je m'engage sur une mauvaise piste. Tout d'abord parce que la réalité du terrain est faite d'imprévus, que je ne peux à l'avance faire rentrer dans mes cases sur Open Office, et, ensuite, parce que je ne connais même pas le niveau de mes élèves et donc leurs lacunes et notre rythme de travail.
Je veux le meilleur pour eux, alors j'approfondis les notions : dans le manuel, le périmètre du cercle fait partie du chapitre « vers la 6 ème » ? mais c'est intéressant, je l'introduis quand même. Je veux leur enseigner tout ce qu'ils sont en droit d'apprendre, alors que la maîtresse que je remplace m'a parlé d'un niveau CM1 pour une grande partie des enfants ... Je devrais donc m'arrêter et attendre de découvrir mes futurs élèves, au moins pendant une semaine. Tout le monde a le droit à un temps d'adaptation ! Mais j'ai peur de manquer de temps pour tout préparer, quand mes semaines seront rythmées par les jours d'école et que je n'aurai plus que le week-end pour à la fois me reposer et travailler …
Alors, malgré ma lucidité, je travaille. Je fais ce que je peux, maintenant. Et je réadapterai au besoin, plus tard. Voilà. Et pendant ce temps, pendant que je me consacre de 5 heures à 18 heures à ma classe, je pense à ce professeur … Cet homme qui s'est fait sauvagement tué pour avoir enseigné à des collégiens ce qu'est la liberté de parler. Je pense à lui, à la vie qu'il a perdue à 47 ans. Je pense aux valeurs mises à mal dans un pays, qui se veut moderne, avec notamment un président plus jeune que la moyenne. Je pense au monde, qui va mal, dans lequel la peur, malgré ce qu'on dit, s'immisce.
En tous cas, moi, j'ai peur. J'ai peur d'offrir à mes enfants une vie, qu'ils ne considèreront peut-être pas comme le plus beau cadeau qu'une mère peut leur faire. J'ai peur pour moi, c'est égoïste, mais c'est vrai. J'ai peur de prendre les transports en commun, notamment pour aller dans mon école. Deux métros qui traversent Paris, en passant par Trocadéro et à proximité de Nanterre …
J'ai peur, enfin, d'enseigner, car je continuerai à prôner la liberté, à étudier les symboles de la République française, à organiser des débats sur le respect de l'autre, des autres, à travailler sur la traite des Noirs et les inégalités entre les pays du Sud et les pays du Nord. Je continuerai à faire mon métier du mieux que je peux, car je l'aime, car les sujets que j'aborde sont inscrits dans les programmes de l'Éducation nationale, car c'est important pour moi, tout simplement, de parler de nos droits, de nos devoirs dont celui de la tolérance.
Cet enseignant ne faisait que son travail, comme la boulangère qui vend son pain. Il le faisait en plus avec amour, parce qu'aujourd'hui pour transmettre nos connaissances, il faut de l'énergie, il faut une force, que seule la motivation, due au plaisir de faire ce qu'on aime, peut donner. Il faut de l'espoir, des croyances aussi, comme celle que demain, les choses s'arrangeront. Il faut lutter contre le découragement, qui nous gagne, quand on voit le niveau des enfants baisser, quand les parents se permettent de plus en plus de remarques sur notre âge, sur notre organisation et, surtout, sur le contenu de nos enseignements.
J'ai peur car l'éducation des futurs citoyens, nous ne la faisons pas seuls. Et si les parents ne nous soutiennent pas, s'ils nous critiquent, s'ils cherchent, enfin, à inculquer, avec des menaces verbales voire physiques, à leurs enfants des principes contraires aux nôtres, nous n'y arriverons pas. Je ne suis pas pessimiste, je vous l'ai dit et je le répèterai une troisième fois, je continuerai à faire mon métier, avec passion et foi en l'avenir. Mais avec peur aussi.
J'ai également peur des représailles suite à la fermeture de certaines mosquées, suite à la dissolution d'une association incarnant l'islamisme radical, suite au verdict, qui va bientôt tomber dans le cadre du procès contre les attentats de Charlie Hebdo.
J'ai donc peur pour mon avenir et pour ma vie personnelle comme professionnelle, pour les valeurs que je défends et le monde qu'on va laisser derrière nous.
Pour une fois, je suis d'accord avec les journaliste à la radio : les mots étaient importants lors de cet hommage réalisé à la Sorbonne en l'honneur de Samuel Paty, mais les actes le sont encore plus.
Vous qui n'êtes pas enseignants, croyez en nous : nous sommes des gens bien, nous défendons vos idées en apprenant aux enfants, à vos enfants, à les reconnaître, à les adopter et à les chérir. Nous, maîtresses et maîtres, défendons ces idées que tout homme sur Terre est en droit d'avoir. Croyez en nous, soutenez nous, respectez nous !
En ce moment, je suis donc agitée par plusieurs sortes de stress, celui que suscite la prise en charge d'une classe de CM2 en cours d'année et celui que provoque un monde, qui se révèle sans cesse plus dangereux.
C'est pour échapper un temps à cette pression que je me suis plongée, hier après-midi, dans un livre.
Comme ma tête était bouillante, j'étais sortie avec Lycka au bord d'un lac. Il y avait du vent, et cela nous faisait du bien. Ma chienne est montée sur mes genoux, et c'est ainsi, en ressentant les battements de son cœur contre ma poitrine, que je lui ai lu « La famille Martin », le dernier roman de David Foenkinos.

Pour « La famille Martin », j'ai laissé de côté « Les récrés du petit Nicolas », un livre à partir duquel je confectionnais pour chaque histoire un questionnaire de lecture de niveau CM2. Une brève pause en réalité, car j'ai lu d'une traite le roman de Monsieur Foenkinos. Comme ses autres livres d'ailleurs, que j'ai tous lus. En effet, j'aime beaucoup le style de cet auteur, ainsi que les thèmes qu'il aborde. Il ne se passe pas beaucoup de choses dans ses histoires, mais, à chaque fois, elles me parlent. C'est, en effet, la vie, sans artifice qui y est racontée, avec simplicité et justesse.
Par exemple, cette réflexion sur l'amour amputé :
« Je me suis demandé comment on pouvait survivre à l'amour d'une vie. Passer quarante ou cinquante ans avec une personne, avoir parfois le sentiment qu'elle est le reflet dans le miroir, et puis un jour il n'y a plus rien. On doit avancer sa main pour toucher du vent, ressentir d'étranges mouvements dans le lit, ou prononcer des mots qui se transforment en conversation orpheline. On ne vit pas seul mais avec une absence. »
J'aime aussi l'humour qu'il y a dans ces romans :
« Je tenais là un spécimen d'une catégorie en voie de disparition : un adolescent capable d'une référence littéraire. »
Enfin, les chapitres sont souvent courts et se lisent ainsi avec fluidité, sans qu'on puisse s'arrêter ...
Ce dernier roman m'a énormément plu. David parle à la première personne, il s'intègre dans son histoire, en tant qu'écrivain en mal d'inspiration. Il n'a plus d'idée pour donner du contenu à ses personnages, alors il décide d'aller dans la rue pour s'inspirer de la première personne croisée, mieux encore pour écrire sa vie ! Il tombe sur Madeleine Tricot, une vieille femme qui ne le connaît pas, malgré son succès, mais accepte de devenir son héroïne …
« J'avais déjà écrit un roman sur une grande-mère et les problématiques de la vieillesse. Allais-je à nouveau être soumis à ce thème ? Cela ne m'excitait pas vraiment, mais je devais accepter toutes les conséquences de mon projet. »
La fille de Madeleine, Valérie, demande au narrateur pour ne pas fatiguer sa mère, d'écrire aussi sur elle et sa famille. Elle invite alors David à dîner le soir-même chez elle. Ainsi l'auteur fait la rencontre de la famille Martin, une famille ordinaire, une famille, sur laquelle il va écrire pour son prochain roman. Une famille, sur laquelle il écrit dans ce roman, tout en se mettant en scène. L'idée est bien trouvée : le lecteur est mis au courant des découvertes, que le narrateur fait sur chaque membre de la famille, tout en découvrant comment celles-ci sont réalisées.
David déjeune le lendemain avec Valérie, qui lui annonce qu'elle veut quitter son mari, Patrik. Il retrouve le premier amour de Madeleine, René, sur Facebook et organise un voyage aux États-Unis pour la vieille femme. Il devient le confident de Patrik, qui lui avoue, ainsi, aimer toujours sa femme mais n'en plus pouvoir du harcèlement à son travail. Il aide aussi le fils de Valérie pour une dissertation et rencontre le petit ami de Lola, la fille des Martin.
L'auteur partage aussi avec ses lecteurs ses questionnements :
Est-ce que ces personnages lui plaisent ? Il hésite parfois à avoir recours à l'invention, mais non, il a choisi la réalité, il doit s'y tenir !
Est-ce que la vie de la famille Martin se serait passée ainsi, s'il n'était pas devenu leur biographe ?
Valérie veut quitter son mari et drague David. Patrick brûle les rideaux de son patron et est licencié ...
« Il me parut évident que mon intrusion dans cette famille avait agi comme un détonateur. Il faudrait plonger un écrivain dans tous les groupes qui ronronnent. À vrai dire, il me semblait plus juste de penser les choses un peu différemment. Oui, j'en étais persuadé maintenant : toute personne que l'on met dans un livre devient romanesque. »
Est-ce que l'auteur doit forcément parler de lui pour que ses personnages se confient à lui sur leur passé ?
« Je n'avais pas ce problème-là avec mes fictions ; mes personnages ne cherchant jamais à entrer en relation avec moi. Imagine-t-on Juliette demandant à Shakespeare s'il est marié ? »
Ainsi David Foenkinos (est-ce vraiment de lui dont il s'agit ?) en vient à avancer dans sa propre histoire, notamment en recontactant Marie, son ex. C'est d'ailleurs pour elle qu'il décide de rentrer plus tôt que prévu du voyage aux États-Unis, réalisé avec Madeleine. La vieille femme ne lui en veut pas, il a déjà fait beaucoup pour elle : grâce à lui, elle sait pourquoi René l'a quittée.
David décide donc de se consacrer à lui, à Marie, qui répond à ses SMS, signe que quelque chose est certainement de nouveau possible entre eux. Ou pas. David découvre, en effet, qu'il s'est fait des films : Marie ne lui a fait aucune promesse, elle s'est simplement comportée comme une amie, car, aujourd'hui, elle est avec Marc et enceinte.
La fin est excellente : David s'est imaginé des choses au sujet de Marie … « Au fond, c'était peut-être le signe que j'étais capable de renouer avec la fiction », conclut-il.
La construction du roman, avec cet écrivain - personnage de son propre roman, m'a donc conquise. Je vous avouerai que je me suis dit que c'était dommage que je n'ai pas eu l'idée de cette mise en abîme avant lui ... Elle est tellement bien !
En parlant de la vie, telle que nous pouvons, nous lecteurs, la vivre, David aborde l'amour au sein d'un couple, dont les membres, à force de trop se voir, ne se voient plus, mais il parle aussi de l'amour entre deux sœurs, dont l'une a fini par être jalouse de l'autre.
« On compare si souvent les enfants d'une même famille. Ce qui est absurde : une éducation commune n'implique pas des capacités et des aspirations identiques. Bien sûr, le cadre des premières années détermine toute existence mais la part d'autonomie est bien plus grande : on voit des vies chaotiques issues d'enfances douillettes, et combien de vies brillantes issues d'enfances meurtries ? »
Je crois que le voyage de Valérie aux États-Unis pour aller rechercher Madeleine est une occasion pour la jeune femme de retrouver sa sœur et de lui pardonner sa jalousie passée. L'auteur ne le dit pas, il ne l'anticipe pas non plus, et je doute que cela soit un oubli. De manière pragmatique, on comprend que le narrateur ignore l'issue de cette histoire, car, tout simplement, il n'a pas continué à écrire sur la famille Martin après son retour de Los Angeles. Sur le plan littéraire, c'est une manière de laisser au lecteur une part de création ! Moi, j'espère que les deux jeunes femmes, pour leur mère, ont fini par se réconcilier !
Je terminerai cet écrit avec la citation d'un passage, dans lequel je me suis très bien retrouvée :
« Comme à chaque fois que j'étais invité chez quelqu'un, je regardai la bibliothèque. J'ai l'impression qu'on peut tout savoir d'une personne en observant les livres qu'elle possède. À l'époque où je cherchais à acheter un appartement, je me dirigeais directement vers les étagères, en vue de découvrir les romans qui s'y trouvaient. S'il n'y en avait pas, je quittais aussitôt les lieux. Il m'était impossible d'acquérir un bien dont les précédents propriétaires ne lisaient pas. C'était comme apprendre qu'un crime horrible avait eu lieu au même endroit des années auparavant (chacun ses excès). De la même manière que certains croient aux revenants, je juge tout à fait crédible qu'il puisse exister une sorte de fantôme de l'inculture. »
Marine Sch.
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